Apprendre à écrire de l’autre main

J’ai toujours été intéressée par mon autre main, ma main non dominante, ma main droite. Adolescente, je m’amusais à écrire des deux mains en même temps, en miroir, également de mon autre main pour tenter de l’apprivoiser et j’éprouvais une certaine fierté à me sentir capable de jongler d’une main à l’autre sans trop de dommages.

C’est en réapprenant à écrire à mes élèves que l’autre main a ressurgi dans ma vie. Je me suis retrouvée confrontée à un certain nombre de personnes à qui on avait interdit d’écrire de la main gauche à l’école primaire. Cette pratique qui semble d’un autre âge avait persisté dans certaines écoles de la campagne environnante à en croire certains de mes élèves. Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir une jeune fille de 16 ans m’expliquer qu’en cour de CP, il y a donc une dizaine d’années, sa maîtresse lui attachait la main gauche dans le dos pour l’obliger à écrire de la main droite. A écouter son témoignage encore plein d’émotion, je fus parcourue d’un grand frisson. Sarah en fait encore des cauchemars la nuit tant cela l’a traumatisée. Elle vient en séance pour réapprendre à écrire de la main gauche car elle souhaite ré apprivoiser celle qu’elle avait choisie pour écrire quand elle était petite.

Que dire de Christophe également, cinquante ans passés qui a développé une crampe de l’écrivain dans ses années d’université. En le questionnant sur l’origine de sa pathologie, il s’est interrogé sur sa possible latéralité contrariée. Un jour, il est revenu en séance en m’expliquant qu’il était allé questionner sa mère pour savoir si petit on ne l’avait pas obligé à écrire de la main droite. Celle-ci lui a répondu oui en pleurant. Un voile venait de se lever pour Jacques… Lorsque je lui ai proposé de faire travailler ses deux mains, il m’a avoué que c’est tout ce qu’il attendait sans oser le verbaliser. Au bout de deux séances, Jacques m’a dit vouloir écrire uniquement de sa main gauche, celle qui ne le faisait pas souffrir, celle qu’il voulait ré apprivoiser.

Enfin, je voudrais évoquer le témoignage de Julie. Elle venait à un de mes ateliers de Journal Créatif; à la suite d’un exercice où je propose d’utiliser la main non dominante, elle m’a expliqué s’être sentie redevenue une petite fille à la maternelle avant qu’on ne l’oblige à écrire de l’autre main, la main droite; elle m’en a parlé les yeux pleins d’émotions, elle venait de vivre comme un moment de retrouvailles avec une partie d’elle-même.

J’ai d’autres témoignages d’adultes, d’adolescents contrariés dans leur latéralité et ayant le sentiment d’avoir quelque chose à rattraper à ce niveau.

J’ai tenté de comprendre pourquoi les hommes ont adopté majoritairement la main droite à travers les âges. C’est une question passionnante qui intéresse les préhistoriens, les ethnologues, les sociologues et les anthropologues.

Des gauchers partout!

Il semblerait que les gauchers existent naturellement partout. Pourtant, les droitiers sont toujours plus nombreux dans toutes les populations étudiées. Les chercheurs n’ont trouvé aucune population humaine ayant une majorité de gauchers : les taux les plus élevés de gauchers connus à ce jour sont chez les Eipo en Papouasie-Nouvelle Guinée (près de 27 % estimé) et chez les Yanomamö au Venezuela (près de 23 %) alors que la proportion moyenne dans le monde est de 10% de gauchers.

La question pour les préhistoriens est : quand, comment, et pourquoi cette tendance droitière est-elle apparue dans la lignée des humains ?

L’hypothèse de la complexité des tâches:

Les préhistoriens ont étudié les conditions qui auraient pu favoriser l’évolution d’une plus forte latéralité  chez les humains depuis la nuit des temps. Pourquoi se sont-ils mis à utiliser plus une main que l’autre? Ainsi, il est reconnu que plus les tâches à effectuer sont devenues plus complexes, nouvelles, plus précises et/ou bimanuelles, plus les hommes se sont plus fortement latéralisés (par exemple, fabriquer des outils en pierre).  Mais cependant, cette hypothèse ne répond pas à la deuxième question : pourquoi y-a-t’il une majorité de droitiers  pour toute l’espèce humaine?

 L’hypothèse de l’apprentissage des gestes:

Pour répondre à cette deuxième question, il faut comprendre les conditions qui favorisent une latéralité homogène parmi un groupe d’individus. Les chercheurs manquent de données sur le sujet mais font quelques hypothèses: l’apprentissage d’une activité manuelle est plus efficace quand l’élève et l’enseignant utilisent la même main. Les bébés préfèrent adopter la latéralité du démonstrateur après quelques minutes de pratique.  Il semble que les activités plus précises et compliquées pratiquées par les humains incitent à une tendance latéralisée de groupe.

L’hypothèse du combat:

Une troisième hypothèse concerne le fait qu’il existe toujours une minorité de gauchers parmi tous les humains, qui reste constante dans l’espace et dans le temps. Selon cette hypothèse,les gauchers auraient un avantage sélectif d’être une minorité parmi une majorité de droitiers. Le combat manuel, entre hommes ou contre des animaux, serait une force puissante qui aurait maintenu une minorité d’hommes gauchers lorsque la majorité a évolué vers une espèce droitière. De nos jours, cet avantage se manifeste dans le sport par exemple: au tennis, en escrime, les gauchers   peuvent battre les droitiers à cause de l’effet-surprise, qui provient simplement du fait que la plupart des partenaires contre qui ils jouent sont droitiers, et donc ont moins d’expérience contre les gauchers.

Écrire avec l’autre main: quels bienfaits!

L’approche de Lucia Capachione m’a tout de suite intriguée: art thérapeute, elle enseigne à ses clients d’utiliser les deux mains pour écrire afin d’exprimer une part d’eux-même jusqu’alors oppressée.

« Avec une grande simplicité l’autre main parle au nom du côté soumis, faible, impuissant de la personnalité. Ce « partenaire silencieux » libère alors les émotions et les désirs qui ont été rangés dans l’inconscient. Vous devez bien vous demander pourquoi c’est ainsi. La main non dominante est généralement considérée comme la mauvaise pour écrire, donc c’est la main parfaite pour exprimer tout ce qui en nous a été jugé comme mauvais. Écrire avec la main non dominante amène un sentiment de maladresse. C’est la main non éduquée. Parce qu’elle n’a pas appris à écrire, son écriture ressemble à celle d’un enfant: lente, gênante, malhabile, sale. »

Lucia Capachione, Le pouvoir de votre autre main.

Elle a remarqué que notre main non dominante permet d’accéder à un potentiel du cerveau non exprimé par la main dominante. En tant qu’art thérapeute, Lucia Capachione a développé des exercices d’écriture et de dessin pour laisser s’exprimer notre Enfant Intérieur (concept développé dans l’analyse transactionnelle) et ainsi débloquer notre créativité, améliorer nos rapports avec les autres, communiquer avec notre moi profond et accéder à notre sagesse intérieure.

J’ai proposé à Tatiana venue en séance pour soulager une crampe de l’écrivain de colorier de sa main non dominante et d’écrire ce qui lui passait par la tête avec celle-ci en plus des habituels exercices de rééducation.  Tatiana était d’origine hongroise mais vivait en France depuis près de vingt ans. Ayant suivi mes conseils, elle m’a rapporté ses coloriages et ses écrits: elle avait choisi des coloriages sur le thème de dessins animés de Disney; comme j’étais surprise de ce choix, elle m’expliqua qu’elle avait eu envie de colorier des dessins animés de son enfance sans trop savoir pourquoi. Puis, la surprise fut plus grande encore lorsqu’elle me fit lire ses écrits: impossible de les comprendre, ils étaient en hongrois! Elle s’était aperçue qu’en écrivant de son autre main c’est la langue hongroise qui avait spontanément refait surface; elle écrivait sur des souvenirs d’enfance et les larmes coulaient. Comme je m’inquiétais de l’effet produit, Tatiana m’a rassurée en me disant qu’utiliser son autre main lui faisait du bien même si les émotions la submergeaient parfois. J’ai été bouleversée par cette expérience.

Anne-Marie Jobin, à l’origine de la méthode du Journal Créatif ®, s’est appuyée sur le travail de Lucia Capachione pour imaginer des exercices de dessin et d’écriture avec la main non dominante. J’adore les proposer dans mes ateliers de Journal Créatif®, je vois immédiatement l’effet sur le visage des participants: de la surprise, de la gêne parfois, et très souvent un sourire. Je les regarde faire, tous ont le visage qui s’anime: tantôt de grimaces (langue sortie, rictus enfantins), tantôt d’un large sourire. Ils sont nombreux à ressentir les mêmes sensations: l’impression de retourner en enfance, d’être plus libre, de s’alléger du poids des convenances, de jouer, de découvrir.  Parfois justement, ces sensations sont trop fortes pour les personnes qui ne supportent pas de lâcher prise, de perdre le contrôle. Moi-même j’utilise souvent ma main non dominante pour m’exprimer dans mon journal créatif et libérer ma créativité et je suis convaincue de son pouvoir bienfaisant.

Conseils pratiques pour écrire de la main non dominante:

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En 1917, un jeune instituteur amputé du bras droit à l’âge de 14 ans, Albert Charleux, a voulu aider les amputés de la guerre 14-18 en rédigeant un manuel de rééducation du bras et de la main gauches. Par son exemple, il souhaitait les encourager. J’ai parcouru des extraits de ce guide pratique (https://www.bmlisieux.com/curiosa/charleux.htm) et je l’ai trouvé toujours d’actualité pour aider quiconque souhaiterait apprendre à écrire avec sa main non dominante.

Les conseils mis en œuvre sont pertinents et de bon sens, en cela ils recoupent les pratiques de la graphopédagogie (rappelons qu’Albert Charleux était instituteur public donc pédagogue).

« Écrire de la main gauche n’est pas chose impossible. Les difficultés que l’on rencontre au début et qui paraissent insurmontables s’aplanissent chaque jour à condition qu’on s’applique à les vaincre. Cette lutte de tous les instants semble être, à tout débutant, ennuyeuse et décevante. C’est pourquoi nous pensons qu’il est bon, avant qu’ils l’entreprennent, de leur donner, sous la forme de conseils, deux excellents moyens de vaincre. Ainsi prémunis, les mutilés pourront s’exercer avec de grandes chances de succès. »

Je résume ici quelques uns de ses précieux conseils:

  • Il ne faut pas vouloir trop tôt ce que seule la pratique ne donne que lentement.

Pour éduquer sa main non dominante à écrire, il faut s’exercer chaque jour. C’est à cette condition que les progrès seront visibles au bout de quelques jours.

  • Un autre écueil à éviter est celui qui consiste à vouloir aller trop vite.

Chaque exercice, chaque geste doit être appliqué, exécuté sans précipitation. La rééducation de la main demande du temps et de la volonté.

  • D’abord, éduquer le bras.

On cherche d’abord à écrire au tableau pour travailler l’amplitude du bras. Albert Charleux propose de punaiser au mur un grand morceau de papier noir; de nos jours, un morceaux de papier peint peut très bien faire l’affaire ou bien un panneau léger et rigide en polypropylène noir que l’on trouve dans les magasins de bricolage. Il propose des exercices de difficulté croissante.

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  • Puis écrire sur un cahier.

Après avoir travaillé au tableau, le bras, le poignet et les doigts sont capables de passer au cahier. L’idée étant passer du grand format d’écriture qui nécessite un mouvement du bras, à un petit format qui nécessite un mouvement des doigts.

Pour écrire sur le cahier, l’instituteur préconise une bonne installation à la table, une posture adéquate (pencher le cahier), de bien choisir son stylo (en l’occurrence un porte-plume!).

« Les accents, la ponctuation, etc., seront placés une fois le mot entièrement écrit. Il est nécessaire en effet de lever la plume le moins souvent possible. »

De nos jours, en graphopédagogie, pour apprendre à quelqu’un à écrire avec sa main non dominante, le processus reste quasi identique. Après avoir travaillé la motricité fine par des petits exercices, nous passons aux grands tracés au tableau conjointement à des exercices sur feuilles lignées. Puis, petit à petit, les cahiers avec interlignes sont introduits. Cela va relativement vite si la personne est motivée, volontaire et assidue dans son entraînement quotidien.

Si vous souhaitez apprendre à écrire avec l’autre main, c’est par ici: prendre RDV

A vos stylos!

Chaque matin, sur une page blanche, entamez un court dialogue entre vos deux mains. Avec un stylo d’une couleur dans votre main dominante, questionnez votre autre main: »qu’as-tu à me dire aujourd’hui? »; répondez de votre main non dominante en écrivant d’une autre couleur et en laissant venir les mots sans trop réfléchir. Vous serez sans doute surpris de lire ce que cette compagne discrète a à vous dire 😉

Et pour terminer, je ne résiste pas au plaisir de mettre en lumière ce beau plaidoyer de Benjamin Franklin, gaucher,  pour la main gauche.

PÉTITION ADRESSÉE A TOUS CEUX QUI ONT DES ENFANTS A ÉLEVER.

« Je prends la liberté de m’adresser a tous les amis de la jeunesse et de les conjurer de diriger leurs regards compatissants sur mon malheureux sort, afin qu’on veuille bien faire justice du préjugé dont je suis la victime.

« Nous sommes deux sœurs jumelles dans notre famille, et les deux yeux de la tête ne se ressemblent pas plus que nous. Ma sœur et moi nous nous accorderions parfaitement ensemble, sans la partialité de nos parents qui font entre nous deux les distinctions les plus humiliantes. Depuis mon enfance, on m’a appris à regarder ma sœur comme si elle était d’un rang plus élevé; on m’a laissée grandir sans-me donner la moindre instruction, pendant que rien n’a été négligé pour son éducation ; des maîtres lui ont enseigné l’écriture, le dessin, la musique et d’autres, mais si, par hasard, je laissais tomber un crayon, une plume ou une aiguille, j’étais sévèrement réprimandée, et plus d’une fois j’ai été battue pour être gauche et pour manquer de grâces. Il est vrai que ma sœur m’associe à elle dans certaines occasions; mais elle prétend toujours la supériorité, ne m’appelant que lorsque je lui suis nécessaire, ou seulement pour figurer à côté d’elle.

« Ne croyez pas cependant, messieurs et mesdames, que mes plaintes soient dictées uniquement par un motif de vanité; non, mon inquiétude a une base plus sérieuse: c’est la coutume dans notre famille que tout le travail pour se procurer la nourriture repose sur ma sœur et sur moi (et, je le dis en confidence à cette occasion, elle est sujette à la goutte, au rhumatisme, à la crampe et à plusieurs autres accidents); alors que deviendra notre pauvre famille ? Les regrets de nos parents ne seront-ils pas très grands, d’avoir établi une telle différence entre deux sœurs qui se ressemblent tant ! Hélas ! nous périrons de misère, car il ne sera pas même en mon pouvoir de griffonner une humble supplication pour obtenir des secours, étant obligée d’employer la main d’un autre pour vous faire part de mes chagrins. ».

« Veuillez, messieurs et mesdames, contribuer à rendre mes parents sensibles à l’injustice d’une tendresse exclusive et à la nécessité de distribuer leurs soins et leur affection à tous leurs  enfants également.

« Je suis, avec un profond respect, messieurs et mesdames, votre obéissante servante.

« La main gauche. »

Benjamin Franklin, 1787(?)

2 réflexions sur “Apprendre à écrire de l’autre main

  1. Bonjour,
    étant moi-même gauchère, cet article m’a beaucoup intéressée. J’ai 47 ans, et je n’ai pas été contrariée (contrairement à ma mère qui en a 77, mais elle en a finalement tiré un grand parti: elle sait écrire des deux mains, ce qui impressionnait beaucoup ses élève – elle était institutrice- elle sait aussi tricoter des deux mains, ce qui est très pratique quand on a une fille gauchère et l’autre droitière!) Il y a quand même deux petites choses qui m’on fait tiquer. Vous parlez de la main qu’on a choisie… Je n’ai jamais choisi d’être gauchère, je n’ai pas pu faire autrement; il semblerait que ce soit une disposition du cerveau qui conduise à utiliser une main plutôt que l’autre (dans ce cas, la supériorité numérique des droitiers pourrait être due en partie à la sélection naturelle, mais ce n’est qu’une hypothèse). Vous dites également qu’écrire avec l’autre main ferait sortir des choses inconnues: cela me semble plutôt relever d’un long travail de type psychanalytique, je ne suis pas sûre qu’en me mettant tout de suite à écrire de la main droite je découvre des choses extraordinaires sur moi, non que je ne le souhaite pas, mais écrire avec la main droite me demanderait un tel effort de concentration que je ne vois pas comment je pourrais lâcher prise. Je voulais terminer sur une explication concernant le bannissement des gauchers: gauche, en italien, se dit sinistra… A Rome, lorsqu’on prenait les augures, ce qui était à droite annonçait quelque chose de bon, ce qui était à gauche, quelque chose de mauvais.
    Bien à vous,

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    1. Bonjour Anne, grand merci pour votre message. Lorsque j’ai cherché à en savoir plus sur la préférence manuelle, j’ai compris qu’il n’y avait pas de certitudes sur le sujet; actuellement, les chercheurs ne savent pas exactement ce qui fait qu’une main est choisie plutôt qu’une autre, je dis « choisie » car il y a bien un choix effectué entre nos deux mains, choix certes non conscient mais qui relève d’un long parcours du petit enfant qui multiplie les expériences manuelles des deux mains pour in fine en privilégier une. Il y aurait des prédispositions génétiques certes mais elles ne seraient pas déterminantes. Il y a également l’environnement et les stimuli extérieurs (société de droitiers, héritage socio-culturel, conventions sociales, religion) qui interagissent au niveau de l’organisation corticale. Quant à l’écriture avec l’autre main, c’est à tenter… avec l’idée de ne pas bien écrire surtout (on peut écrire en lettres bâtons); c’est justement ce lâcher prise face à la trace qu’on laisse sur le papier, ce non jugement qui permet à celui qui ose de laisser s’exprimer des mots qui ne seraient pas sortis de la main dominante, celle qui a été « éduquée ». C’est un petit jeu savoureux à mener si le coeur nous en dit 🙂

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